Qu’est ce qu’une grande puissance? Un parcours théorique remis à jour

Qu’est ce qu’une grande puissance? Un parcours théorique remis à jour
Préparé par: Bachir El-KHOURY
chercheur

Les relations internationales sont avant tout des relations entre puissances qui cherchent à s'affirmer, ou du moins à se maintenir, les unes par rapport aux autres. La puissance est donc une notion centrale des relations internationales dont vont dépendre les choix des décideurs: elle détermine les possibilités d'action d'un acteur au plan mondial ou régional. Par conséquent, la puissance est le mode d'existence sur la scène internationale: dans ce monde par essence relationnel, nul acteur ne peut exister s'il ne dispose pas d'une capacité de négociation que lui confère sa puissance
A la question "qu'est-ce qu'une grande puissance?", on serait tenté instinctivement de répondre: les ƒtats-Unis voire le Japon ou l'Allemagne. Derrière ce réflexe conditionné par une certaine litanie véhiculée par les médias et l'opinion publique, il s'agit de découvrir d'une part ce qui fait la puissance et, d'autre part, ce qui sous-tend les hiérarchies de puissances. "La puissance n'est pas un absolu mais une relation humaine", qui, par essence, est relative: c'est ˆ l'aune de la puissance des autres (ou du moins de la représentation qu'on s'en fait) que se mesure la puissance d'un acteur international. On peut donc tout simplement caractériser une grande puissance comme étant une puissance plus puissante que les autres. Or cette notion a précisément été bouleversée: avec la fin de la guerre froide, les différentes puissances ont du redéfinir leurs objectifs. La France cherche ˆ maintenir son particularisme alors que l'Allemagne et le Japon tentent de transformer leurs atouts économiques en puissance politique. Quant aux ƒtats-Unis, ils doivent trouver une nouvelle ligne directrice ˆ leur action extérieure après la disparition de l'antagonisme Est-Ouest. Dans ce monde en mutation, il convient d'essayer de cerner la notion de puissance en prenant en compte la nouvelle donnée internationale qui s'est fait jour ˆ la fin des années 1980, afin de conclure sur l'existence ˆ l'heure actuelle de grandes puissances sur la scène internationale. Faut-il encore penser le monde en termes de primauté et d'hégémonie?

 

I - Définition de la puissance sous l’approche théorique classique

Pendant longtemps, les relations internationales ont été envisagées avant tout comme des relations entre ƒtats, baptisés génériquement unités politiques: ce fut la période dominante de l'école réaliste. Le titre de l'ouvrage de Morgenthau "Politics among Nations" (1948) est clair sur ce point. Le succès des écoles réalistes est initialement lié au contexte de la guerre froide et au désenchantement ˆ l'égard de l'idéalisme wilsonien et même rooseveltien. C'est l'époque où l'on s'interroge sur les conditions de la puissance et sur la conduite d'une politique conflictuelle. L'influence des écoles réalistes est considérable. En France, R. Aron en appara”t le principal représentant.

 

A - Le facteur militaire et nucléaire
La réflexion aronienne sur la puissance a pour cadre un système inter-étatique où la guerre est un mode relationnel établi; en bref, l'analyse aronienne est une analyse de guerre froide. Le courant réaliste, plus globalement, se caractérise par différents éléments. L'accent est mis sur les relations politiques, entendues comme des relations de puissance. Ces relations se nouent entre ƒtats, acteurs individuels, et surtout entre les grandes puissances. La société internationale est donc perçue comme fondamentalement interétatique. Dans ces conditions, la compétition entre ƒtats est naturelle et les conflits n'en sont que l'une des expressions. Enfin, ce courant insiste sur l'importance des facteurs matériels de la puissance, surtout ses aspects militaire et diplomatique. Ainsi, pour Aron par exemple, les relations internationales s'expriment dans et pour des conduites spécifiques: celles des personnages symboliques que sont le diplomate et le soldat. Aussi, selon l'acception réaliste du terme, être puissant sur le plan international, c'est pouvoir "imposer sa volonté aux autres unités" (Aron).
La puissance est une notion assez floue. Il s'agit donc nécessairement ici de la définir. La conception réaliste, nous l'avons dit, tente de définir la puissance internationale par ses moyens en "cataloguant" un ensemble de facteurs censés rendre compte de cette notion. Pour R. Aron1, il existe trois facteurs principaux de la puissance que sont le milieu, les ressources et la capacité d'action collective (1).  
L'internationaliste français met aussi l'accent sur la capacité de transformation des ressources en capacités militaires. Si la puissance ne peut se résumer ˆ une liste, si précise fut-elle, il n'en demeure pas moins que cette approche du concept de puissance par ses composantes permet de cerner plus concrètement cette notion qui, au premier abord, relève plus des fantasmes et reliquats de la guerre froide que d'une réalité saisissable. Quels sont donc les facteurs qui font la puissance? Soulignons tout d'abord que la puissance n'est jamais une accumulation, mais le produit d'une combinaison de facteurs, qui, par eux-mêmes, peuvent aussi bien agir comme des atouts que comme des handicaps, mais qui, sous l'effet d'une configuration historique, s'épanouissent en un tout cohérent et se cristallisent en une volonté collective. En effet, le facteur démographique, par exemple, peut être tout ˆ fait neutre s'il est pris séparément: les Anglais tenaient les Indes avec 6000 soldats et fonctionnaires au début du 19ème siècle. La superficie d'un ƒtat pour sa part n'appara”t comme un critère de puissance que si elle est encadrée par d'autres facteurs essentiels tels un ƒtat solide ou la mise en valeur du potentiel économique qui réside dans cette étendue.
Parmi les facteurs classiques de la puissance, la capacité militaire est sans doute celui qui, de tout temps, s'est imposé dans les esprits. En effet, Pascal Boniface rappelle que pendant longtemps les guerres étaient considérées comme un moyen légitime de régler les différends entre ƒtats. "Etre une puissance militaire était donc la première précaution"(2).  
Dans son cours magistral, il explique comment la puissance militaire a été dévaluée lorsque la guerre est devenue hors-la-loi (Pacte Briand-Kellog et charte de l'ONU).
Même si nous sommes loin d'une ère sans conflit, comme celle décrite par Fukuyama dans son ouvrage intitulé "La Fin de l'histoire", il demeure toutefois que les guerres ne sont plus perçues comme une phase normale des relations internationales: le "nouvel ordre mondial" semble en effet être un ordre globalement coopératif (cf. supra).   De plus, on semble être entré dans une période où les guerres, lorsqu'elles adviennent, sont souvent "identitaires": ˆ de rares exceptions en effet, les conflits sont aujourd'hui intra-nationaux et non plus inter-étatiques (Rwanda; Bosno-Serbes contres Bosniaques...) et les guerres ne sont plus véritablement liées entre elles. Ainsi, pour ce qui concerne les ƒtats, acteurs internationaux uniques dans l'approche réaliste, la guerre et la violence sont des modes relationnels de moins en moins privilégiés. Par conséquent, le critère militaire stricto sensu a perdu beaucoup de sa superbe en tant que facteur de puissance de premier rang. Certains auteurs comme B. Badie ou P. Kennedy2 vont même jusqu'ˆ suggérer que l'importance du p™le militaire dans un ƒtat peut être une source de faiblesse: ˆ trop accorder d'importance au secteur militaire, un pays épuise ses ressources au détriment d'investissements civils plus rentables; l'exemple de l'URSS, superpuissance militaire qui s'est effondrée en quelques mois ˆ cause d'une économie dévastée par la priorité donnée ˆ la course aux armements le montre bien. En effet, la combinaison de différents éléments tels la fin de la guerre froide, la disparition de la menace soviétique ou l'émergence de nouveaux risques (mafias, terrorisme...) aurait achevé de dévaluer la puissance militaire.
Selon M. Touraine cependant, il n'y aurait pas de corrélation directe et absolue entre la croissance économique d'un pays et la part de son PNB attribuée ˆ la défense. En outre, si la puissance militaire avait perdu toute son importance, on ne comprendrait pas pourquoi Bonn et Tokyo n'ont cessé de postuler ˆ un titre de membre permanent du Conseil de Sécurité. Le facteur militaire n'est donc plus le facteur unique ou primordial de la puissance. Il en demeure cependant l'un des principaux et il convient par conséquent d'éviter tout manichéisme.
En actualisant notre critère, il apparaît que le décompte numérique des forces a moins de sens qu'auparavant. Les derniers conflits tels la guerre du Golfe ont bien montré l'importance des technologies nouvelles: les puces dominent les chars! On peut cependant nuancer cette affirmation en soulignant qu'ˆ force de rechercher la technologie, les puissances militaires moyennes, telles la France, qui n'ont pas les moyens d'entretenir un panel d'armement aussi complet que celui des ƒtats-Unis, se sont trouvés piégées du fait d'une mauvaise gestion des programmes d'armement. L'armement français est inadapté ˆ la nature actuelle des conflits: des Jaguars non-équipés de vision nocturne durant la guerre du Golfe; des (futurs) Rafales ˆ 300 millions l'exemplaire pour le combat air-air afin de répondre ˆ des situations de guerre froide telles qu'elles ont été pensées en 1986 lorsque le programme fut lancé... des appareils désuets ou bien trop perfectionnés, trop chers pour être descendus par le moindre Stinger, incapables de répondre aux besoins actuels du type attaque air-sol (Somalie, Bosnie).  Le comité stratégique pour l'armement, actuellement ˆ l'oeuvre sous la coordination de J. Picq, devrait cependant mettre de l'ordre dans les priorités de la Délégation Générale de l'Armement.
Quoi qu'il en soit, la technologie militaire a supplanté le format des forces en tant que facteur de puissance. L'arme nucléaire s'inscrit tout naturellement dans cette problématique car elle représente l'archétype même de l'arme technologique. Quelle importance doit-on accorder cependant ˆ cette arme de destruction massive dans notre problématique de puissance? Il existe en effet un paradoxe décrit par Aron sous l'intitulé "d'impuissance de la puissance", selon lequel le pouvoir de destruction mutuel est si grand que les grandes puissances ne peuvent l'utiliser, même lorsque la tension atteint son paroxysme (Berlin, Cuba).  Ainsi la guerre froide a-t-elle été perçue par beaucoup comme un facteur essentiel de stabilité globale dans le monde. Il convient certes de nuancer ce propos "occidentalo-centriste" car le monde a connu 160 conflits faisant près de 40 millions de morts de 1945 ˆ 1990. Cependant, il demeure que la détention de l'arme nucléaire par chacun des deux blocs a permis d'éviter une escalade vertigineuse qui aurait pu être fatale ˆ l'humanité.
Cependant, avec la fin de cette logique bipolaire, le nucléaire semble redevenir un facteur de puissance plus opérationnel. En effet, les grandes puissances nucléaires que sont les membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU ne sont plus tenus ˆ cet antagonisme directeur. En outre, il y a eu décentralisation de la décision nucléaire (Ukraine, Russie).  Il semblerait donc que la stabilité de guerre froide ait vécu pour laisser place ˆ une ère profondément instable où les conflits locaux se multiplient dans des zones du globe où certains Etats pourraient bien disposer officieusement d'armements nucléaires. Le nucléaire est-il pour autant devenu un instrument de puissance crédible? A ce titre, il convient de distinguer deux grands types de puissances nucléaires. Tout d'abord, les puissances nucléaires officielles, ˆ l'exception de la Chine, qui s'apprêtent ˆ entériner la fin des expérimentations nucléaires et qui ont déjˆ ratifié le Traité de non-prolifération. Pour ce qui les concerne, le nucléaire demeure l'instrument clé de leur dissuasion. Cependant, l'exercice nucléaire n'étant plus centralisé, la dissuasion a beaucoup plus de mal ˆ jouer. En outre, la dissuasion doit s'appuyer sur une force de frappe conventionnelle qui autorise un premier échelon de riposte ou d'attaque sans pour autant sombrer dans le désastre nucléaire. Or c'est précisément cette capacité conventionnelle qui fait défaut ˆ un pays comme la France qui a trop misé sur son parapluie nucléaire sans prendre en compte son caractère foncièrement inutilisable en dehors du cadre de la guerre froide (cf. Infra).
Pour synthétiser la place du nucléaire en tant que composante de puissance, il convient de rappeler qu'il demeure l'apanage des états; que son poids géopolitique, même s'il est indéniable, semble s'être fortement affaibli; enfin, que l'usage du nucléaire semble trop irrationnel pour être utilisé comme argument de guerre. Le nucléaire perd donc tout caractère opérationnel et ne peut servir de moyen de projection ˆ l'extérieur (Grande-Bretagne face ˆ l'Argentine; ƒtats-Unis contre l'Irak).  
En outre, lorsqu'il s'agit d'une puissance nucléaire certes, mais d'une puissance aux abois sur le plan économique comme l'est la Russie ˆ l'heure actuelle, le potentat nucléaire est d'autant plus nuancé - si quelques centaines de soldats russes ont été incorporés dans les bataillons de l'IFOR, ce fut plus pour faire en sorte que la Russie ne se sente pas exclue du concert des "grands" de ce monde, que pour s'assurer de sa puissance et de sa bienveillante approbation:. Qui plus est, l'arme nucléaire semble trop radicale pour s'adapter aux conflits actuels qui relèvent plus de la guérilla que de la confrontation globale. Enfin, l'heure semble plus ˆ la concertation entre acteurs rationnels et raisonnables qu'ˆ la folie meurtrière. Il n'en demeure pas moins que la détention de l'arme nucléaire décuple la liberté d'action hors des frontières en développant notamment l'autonomie de décisions devant les menaces des autres puissances nucléaires dans le cadre de l'équilibre de la terreur, ce qui est resté, jusqu'ˆ présent, le monopole des grandes puissances.
Le cas de la Chine est particulier: forte de sa puissance économique grandissante, elle ne cède pas aux pressions de ses pairs et refuse - pour l'instant - de mettre un terme ˆ ses essais. Quant aux "pays du seuil" (Inde, Pakistan, Iran, Isra‘l),  ils représentent sans doute le plus grand danger nucléaire; n'étant pas officiellement reconnus comme détenteurs de l'arme nucléaire, ils ne font partie d'aucune instance majeure de concertation sur l'armement atomique. Or c'est précisément de ces pays que vient le plus grand risque de conflit: la tension s'est renforcée récemment entre l'Inde et le Pakistan au Cachemire (fin janvier 1996),  la paix est loin d'être faite au Proche-Orient et l'Iran ne présente pas tous les gages démocratiques nécessaires ˆ la modération nucléaire (rappelons cependant qu'en France, pays reconnu comme étant démocratique, le Président de la République, et non pas le Parlement, est désigné personnellement, depuis 1963, comme seul détenteur de la force de frappe nucléaire française...).  Le r™le du nucléaire en tant que facteur de puissance est par conséquent fonction du contexte géopolitique et du régime politique en place dans le pays considéré.
De manière plus générale sur le critère militaire, on peut donc dire qu'il reste essentiel et que sa pertinence en tant que facteur de puissance repose sur l'armement conventionnel, la ma”trise des technologies nouvelles et, dans un cadre bien précis, la détention de l'arme nucléaire.

 

B - Le facteur démographique et humain
Parmi les autres critères traditionnels de la puissance internationale, on cite communément l'effectif démographique: force est de constater ˆ l'heure actuelle la préoccupation des grandes puissances face ˆ leur manque de dynamisme démographique (Allemagne fédérale d'avant l'unification, Japon);  Selon H. Le Bras, on peut même dire que l'évolution de la population est vécue au Nord comme une arme, puisque les pays du Nord craignent le déferlement démographique des pays du Sud, et comme un drame au Sud parce que ces pays ne sont pas en mesure de nourrir leur population. La menace militaire de l'Est aurait donc été remplacée par la menace démographique du Sud. En outre, il est vrai qu'un pays extrêmement peuplé et extrêmement totalitaire jouit d'un avantage certain sur la scène stratégique internationale; l'exemple caricatural de cette affirmation est fourni par Chou Enla• lorsqu'il déclarait que peu importait ˆ la Chine de perdre 300 millions de citoyens dans une guerre nucléaire si les ƒtats-Unis en perdait 50 millions! Cependant, on conçoit aisément qu'une telle affirmation ne puisse être prononcée par un dirigeant d'un pays démocratique. Ainsi, le facteur démographique comme critère essentiel de puissance relève d'une approche relativement surannée, celle du passé où les combats étaient essentiellement terrestres et où, par conséquent, la population déterminait la taille des armées. Or nous l'avons vu, la puissance militaire est plus fonction de la technologie que du format des forces, ce qui relativise fortement la pertinence du facteur population en tant que critère de puissance.
Si l'importance de ces deux premiers critères de puissance est contestable, on ne peut que souligner le caractère essentiel du facteur économique en tant que déterminant de la puissance des acteurs internationaux. Dans un article publié en commun, les deux anciens secrétaires d'Etat américains Cyrus Vance et Henry Kissinger écrivaient: "La persistance du déficit budgétaire américain est devenue une source d'inquiétude internationale(..)  . La puissance économique est désormais au coeur de la perception de l'Amérique aussi bien par ses amis que par ses adversaires. Le leadership américain dans le monde ne pourra pas être maintenu si la confiance dans l'économie américaine continue d'être entamée par des déficits budgétaires et commerciaux substantiels"(4) .  En outre, on conçoit aisément que l'indépendance stratégique repose principalement sur des conditions économiques: un pays riche n'aura pas besoin de faire appel à la solidarité internationale et ne sera donc pas soumis aux conditions politiques qui accompagnent généralement les crédits accordés par le FMI.
Au sein du critère économique, la structure commerciale semble représenter un des éléments clés de la puissance: en effet, le Japon dépend beaucoup des ƒtats-Unis pour ses importations, d'où une certaine dépendance qui pousse Tokyo ˆ faire quelques concessions économiques ˆ l'égard de Washington, comme en juin 1991 où le Japon a dû laisser 20% de son marché intérieur de composants électroniques aux ƒtats-Unis.
Il convient toutefois de relativiser l'importance du facteur économique en tant que critère de puissance: en effet, les ƒtats-Unis n'ont pu empêcher le Vietnam du Nord d'envahir celui du Sud, et ceux malgré une population dix fois plus importante et un PIB 2000 fois plus conséquent!plus généralement, l'arme économique est peu efficace quand elle vise des objectifs aussi ambitieux que le renversement d'un régime (échec du blocus contre Cuba) ou le retournement d'une politique (invasion de l'Afghanistan) .  Il est vrai que la défaite par épuisement de l'URSS face aux ƒtats-Unis appara”t comme l'exception majeure ˆ cette thèse, sans pour autant sembler l'infirmer totalement (5) . On constate donc qu'il est difficile de transférer la puissance d'un domaine ˆ un autre (fungibility):   du politique vers l'économique tout comme de l'économique vers le politique. Quoi qu'il en soit, si l'on adopte une approche par critères, le facteur économique demeure ˆ n'en pas douter l'une des plus importantes composantes de la puissance actuelle.
La question cependant est de savoir ce qui fait cette fameuse puissance économique. Alors que naguère la réponse aurait été la possession de ressources naturelles, il semblerait aujourd'hui que cette condition ne soit plus d'actualité. La ma”trise technologique para”t bien plus significative tant il est vrai que les secteurs clés de l'industrie actuelle sont des secteurs ˆ haute technologie (informatique, télécommunications...),   des "industries ˆ matière grise". Dès lors, comme le souligne L. Thurow, "c'est l'homme par la technique qui crée l'avantage concurrentiel, la recherche-développement devient un facteur essentiel" (6), d'où l'importance accordée ˆ la R&D en Allemagne et au Japon ainsi que les ébauches de politiques industrielles allant dans ce sens au niveau européen (EUREKA, ESPRIT...).  Aussi, le niveau d'éducation et de formation de la main d'oeuvre devient un critère décisif de puissance. En outre, ˆ l'heure de la globalisation des marchés financiers et des places boursières, la puissance économique ne saurait être dissociée de la puissance financière.
A ces critères matériels de la puissance sont venus se greffer des critères immatériels gr‰ce ˆ l'apport conceptuel de spécialistes des relations internationales comme J. Nye ou R.O. Keohane. Selon eux, la vision réaliste adopte un spectre trop réducteur car elle se place essentiellement dans un contexte de guerre et considère par conséquent la puissance comme étant quasi-entièrement le fruit de sa composante militaro-économique. Aussi, J. Nye propose une nouvelle typologie. Aux facteurs matériels et traditionnels précédemment cités, il ajoute des facteurs immatériels qui ne sont pas orientés vers la puissance
militaire stricto sensu (7).  Ces facteurs sont au nombre de deux: le rayonnement culturel et la cohésion nationale. Soulignons dès ˆ présent que l'on se situe toujours dans le cadre d'une description de la puissance par ses critères, en posant comme postulat que les ƒtats demeurent les détenteurs exclusifs de la puissance sur la scène internationale. C'est en ceci que la première partie de l'analyse de Nye s'inscrit en parfaite continuité avec celle de Aron puisqu'il ne fait qu'étoffer son "catalogue de critères".
Le rayonnement culturel joue un r™le bien particulier dans la détermination de la puissance. Plus qu'un critère, le rayonnement culturel agit sur les représentations. La puissance est subjective car elle dépend avant tout de la représentation qu'on s'en fait. Concept flou et difficilement quantifiable, la puissance est soumise ˆ des critères d'évaluation personnels, ce qui ne manque pas de compliquer la t‰che de celui qui cherche ˆ définir cette notion ambigu‘ mais essentielle. Dans ce contexte, le rayonnement culturel appara”t comme un instrument de tout premier ordre car il permet, d'une part, de conforter un acteur dans la conception qu'il se fait de sa puissance et, d'autre part, de pousser les autres ˆ se rallier ˆ sa conception. "L'exceptionnalité française" ˆ-travers le monde relève, pour beaucoup, de son foisonnement culturel, de son patrimoine et de la défense de la francophonie. Certes les intellectuels comme Bernard Henri Levy et autre Finkielkraut font p‰le figure dans le Saint Germain des Sartre et Boris Vian, néanmoins, le mythe de l'intellectuel français perdure. Quant aux Japonais, un de leurs objectifs primordiaux et d'asseoir leur puissance économico-financière sur un réseau culturel mondial dans l'espoir de surmonter les obstacles ˆ la diffusion de leur propre culture. Ainsi, lorsque Sony rachète Columbia Pictures, la statue de la liberté précédant chaque production fait place ˆ une jolie geisha... Par conséquent, des acteurs étatiques (Alliance française) ou non-étatiques (cinéma, firmes multinationales...) imposent la présence de l'Etat par delˆ les frontières; ainsi, l'Etat influence la perception de sa puissance que peuvent avoir les autres ƒtats et les peuples qui les constituent. Ainsi, Coca-Cola a souvent précédé le libéralisme ou la démocratie dans bien des pays, comme un signe avant-coureur informant les peuples du débarquement prochain du "modèle américain". Le cas des ƒtats-Unis est particulièrement éloquent. Dans son ouvrage intitulé "Le XXIème siècle sera américain", A. Valladao montre l'avantage culturel dont dispose les ƒtats-Unis, en plus de leur puissance économique et militaire. Il met l'accent sur le fait que les ƒtats-Unis sont une terre d'immigration; or, selon lui, l'immigration et l'apport de sang neuf, en dépit du racisme et des exclusions de toute sorte, sont toujours considérés comme un facteur positif et dynamique. Il semblerait qu'ˆ l'heure actuelle, les immigrants arrivent de tous les coins du globe et que la société américaine soit passée de l'état melting-pot ˆ celui de salad-bowl. Loin de constituer un handicap, cette grande salade ethno-culturelle universelle est un atout: entre crises et réussites, les ƒtats-Unis font l'apprentissage, ˆ domicile, de la gestion d'une planète qui se globalise. Bill Clinton, avec son gouvernement franchement "arc-en-ciel", a nettement réaffirmé cette volonté de gérer la coexistence et l'interdépendance des différentes communautés. Selon Valladao, cet état d'esprit est essentiel comme fondement de la prétention américaine ˆ une culture ˆ vocation universelle. marché: "est culture tout ce qui trouve un public solvable".
Ainsi, la culture appara”t plus comme un vecteur de puissance que comme un de ses critères ˆ proprement parler. Elle permet d'influencer la représentation qu'autrui se fera de cette puissance irradiante. La culture entoure la puissance et assure sa légitimité en imposant en quelque sorte un référentiel pour les sociétés recevant - subissant - ce messianisme culturel.
Alors que le rayonnement culturel sert de support à la propagation de l'image de puissance, Nye distingue aussi un catalyseur, voire même une condition sine qua non à l'expression efficace des différents critères de puissance: la cohésion nationale. C'est une notion proche du concept de "moral national" analysé par Clausewitz. Cette notion assez complexe est plurielle: elle fait référence, justement, ˆ la cohésion nationale ainsi qu'ˆ la qualité de la diplomatie et ˆ la capacité ˆ innover et ˆ faire des sacrifices; mais par dessus tout, elle souligne le r™le fondamental de la détermination avec laquelle un peuple soutient ses dirigeants et leur politique, facteur essentiel dans la détermination de la capacité d'action collective d'un acteur international. Le "moral national" est une sorte de "super critère" de puissance en tant qu'il détermine l'effet de chacun des facteurs que nous avons distingués auparavant. Comme le rappelle le Livre Blanc sur la Défense publié par la France en février 1994: "La puissance provient moins de 'étendue du territoire national que de l'organisation sociale, de l'éducation des hommes, de leur solidarité et des valeurs qui les lient". Nous avons vu que les critères de puissance pouvaient avoir un effet positif, négatif ou neutre. En fait, ces différents critères auront un effet positif s'ils s'appuient sur une organisation étatique efficace engendrant une cohésion sociale. "Ceci semble être le critère surdéterminant qui valorise ou dévalorise tous les autres". J-C. Casanova a bien su intégrer cette notion dans un modèle assez souple qui tend ˆ définir la puissance comme un concept multifactoriel. Pour lui, la puissance est fonction de trois variables distinctes: les ressources, l'efficacité et l'élasticité. Par "ressources", il entend l'ensemble du potentiel démographique, culturel, militaire ainsi que des ressources en capital et en matières premières... Or la possession de ces ressources en elles-mêmes ne saurait garantir la puissance. Il faut savoir les combiner afin d'en dégager un produit: c'est ce qu'il dénomme l'efficacité. Enfin, l'élasticité est un multiplicateur de dimension, c'est-ˆ-dire un indicateur de la capacité qu'ˆ un pays d'adapter ses ressources ˆ de nouveaux usages. L'élasticité caractérise donc la capacité qu'à un ƒtat à transformer les aspects de sa puissance en fonction de données exogènes (concept de fungibility)


II - Une nouvelle approche du concept de puissance

Il appara”t à la lumière de l'analyse réaliste que l'on ne peut pas distinguer de critère primordial de la puissance; celle ci résulte de la combinaison et de la ma”trise des différents critères ainsi que de leur adéquation interne. Pour reprendre l'expression de P. Boniface, "la puissance est une cha”ne dont la résistance s'apprécie ˆ partir du maillon le plus faible"8. Ce modèle est par conséquent difficilement utilisable. En effet, certains des critères cités n'étant pas quantifiables, il est difficile d'établir une comparaison entre les différentes puissances dans le but de dégager les plus puissantes d'entre-elles: les "grandes puissances". En outre, l'importance de chacun des critères de puissance ne relève pas d'une règle fixe et absolue, ce qui rend cette approche encore moins fonctionnelle dans le cadre de notre problématique de puissance.
En effet, jusqu'à la fin du 20ème siècle, l'ordre mondial a été orchestré par une hiérarchie de puissances dont la légitimité - et par conséquent la stabilité - fragile reposait sur son approbation par les acteurs du jeu international. Une hiérarchie de puissance doit revêtir un caractère inexorable. Les puissants doivent être sûrs de leur force tout comme les faibles doivent être résignés ˆ leur soumission. C'est la théorie d'Organsky qui voit en l'inégalité des puissances la source de la pérennité de la hiérarchie en place. En effet, tant que l'on sait que l'autre est bien plus fort que soi, on ne remet pas en cause son leadership, en tout cas pas par la force. Organsky peaufine son analyse en prenant en compte l'insatisfaction des dominés: la stabilité de la hiérarchie est fonction du degré d'insatisfaction des dominés. Dès lors, toute hiérarchie est amenée t™t ou tard à se justifier et non plus à s'imposer; les hiérarchies ne disparaissent pas mais elles deviennent discutables.
Relative par définition, la puissance est donc évolutive par nature. La puissance d'aujourd'hui ne sera pas nécessairement la puissance de demain. Plus encore, les critères qui sacrent la puissance aujourd'hui pourront être dévalués ou inopérants demain. La possession de ressources naturelles était jadis un élément clé de la puissance. Aujourd'hui, le Japon qui en est dépourvu fait la course en tête au niveau international. La possession de gisements de pétrole n'était d'aucune utilité il y a deux siècles alors qu'elle fut considérée comme le facteur-clé des rapports de force internationaux dans les années 70. On peut faire un parallèle mathématique en considérant la puissance - dans l'approche réaliste - comme fonction de différentes variables affectées chacune d'un coefficient qui fluctue. Ces coefficients varient car le système international est en pleine mutation, ce qui engendre une métamorphose de la problématique de puissance.

 

A - Déboussolement international ˆ la sortie de la guerre froide
Les hiérarchies de puissance se font et se défont au gré de l'évolution de l'importance de chacun des critères de puissance, des transformations du système international et d'impondérables. L'Union soviétique, des années 20 ˆ sa dissolution en 1991, illustre assez bien l'alchimie complexe et instable de toute puissance. De Staline ˆ Brejnev, l'Union soviétique a la force et finalement la faiblesse d'une forteresse: assiégée par le monde capitaliste et impérialiste, menacée de subversions intérieures, l'URSS, pour garder son unité, doit rester mobilisée en un combat total et permanent jusqu'au triomphe du Bien,
du communisme sur la Terre entière. Cette tension se corrompant (constitution d'une nomenklatura, de mafias...),  les murailles de la forteresse devenant poreuses (des informations parviennent de l'extérieur) , l'idéologie n'étant plus qu'un instrument de pouvoir, vidé de sa promesse d'un avenir radieux, l'édifice impressionnant s'est écroulé.
De même, avec l'effondrement de l'URSS, certains ont parlé de l'émergence d'un monde unipolaire, car plus aucun État ne pouvait se comparer aux États-Unis (Fukuyama).  Mais l'unipolarité est de courte durée et les hégémonies potentielles échouent invariablement dans leur volonté de préserver une domination durable. Pour C. Layne, "le réalisme structurel conduit ˆ prédire que l'hégémonie produit l'apparition de pouvoirs concurrents sous la forme de nouvelles grandes puissances"(9). Le débat sur le déclin américain animé notamment par P. Kennedy (10),  la montée en puissance du Japon et de la Chine ou l'affirmation de l'Union européenne, s'ils se confirmaient, ouvriraient les perspectives d'un monde multipolaire. S'il ne s'agit pas de conjoncturer l'avenir, il convient toutefois de souligner que l'émergence de nouvelles puissances est un phénomène très lent: le peloton des grandes puissances reste aujourd'hui ˆ peu près ce qu'il était il y a un siècle, mais dans un ordre modifié. On retrouve ainsi les ƒtats-Unis, la Russie, le Japon, les ƒtats européens - France, Grande-Bretagne, Allemagne pour l'essentiel. Seule la Chine est venue s'y joindre. Pour le reste, les puissances potentielles du 19ème siècle (on citait par exemple l'Argentine) sont restées des puissances potentielles, même si leur influence n'est pas négligeable. Au total, les réalistes concluent sur une certaine stabilité de la puissance étatique même si ses expressions et sa nature sont en pleine mutation.
Conscients des limites de leur analyse par critères, certains réalistes ont tenté d'adopter une nouvelle approche qui repose, elle, sur les finalités de la puissance. Soulignons toutefois que cette réflexion demeure dans le cadre de la pensée réaliste car elle pose comme postulat la détention exclusive de la puissance par les ƒtats dont le thé‰tre d'opération est dominé par la tension et les conflits. P. Lellouche, par exemple, définit la puissance comme la faculté de défense des intérêts nationaux, c'est-ˆ-dire une capacité ˆ mobiliser des "ressources matérielles ou humaines" pour "l'action diplomatico-stratégique" (11).  Ainsi, l'objectif de puissance des ƒtats-Unis durant la guerre froide était de contenir la progression communiste et de propager les valeurs du "monde libre". Quant ˆ J-C Casanova, il distingue, comme objectif éternel de la puissance, la recherche de la sécurité qui est essentielle pour assurer le maintien en l'état des corps et entités politiques dans un environnement à dominante conflictuelle.
Cette approche par finalités est sans aucun doute plus satisfaisante, dans le cadre de notre analyse, que celle par critères. Elle permet en effet de comparer plus facilement les performances de chacune des puissances afin de déceler un groupe de tête qui constituerait le club très fermé des grandes puissances. Ainsi, dans la pensée réaliste, une grande puissance serait un ƒtat qui, mieux que les autres, combinerait les facteurs de puissance précédemment énumérés (capacité militaire, haute technologie, performances économico-financières et rayonnement culturel, le tout orchestré de façon optimale gr‰ce ˆ la cohésion nationale) dans le but d'assurer sa sécurité et de satisfaire ses objectifs stratégiques et diplomatiques (12).  On peut ainsi énumérer une liste des grandes puissances: les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU ainsi que, dans une moindre mesure, le Japon et l'Allemagne, car ces deux derniers ne disposent, de façon opérationnelle, que de la composante économique de la puissance, même si leur capacité militaire conventionnelle fait bien des envieux chez certains comme la France ou l'Angleterre.
A l'heure actuelle, il semblerait toutefois que la perspective réaliste est trop restrictive car elle pense la puissance dans un contexte de guerre, et surtout de guerre froide. La fin des années 1980 va porter un coup sérieux ˆ la pertinence de cette analyse. En plus de la fin de l'antagonisme Est-Ouest, la décennie 1980 symbolise aussi un phénomène moins visible car décrit bien souvent ˆ tort et ˆ travers: la poursuite de la mondialisation économique (Uruguay Round) et surtout la globalisation des marchés financiers. C'est en effet ˆ la fin des années 1980 que les derniers contr™les des changes sont levés en Europe gr‰ce ˆ l'Acte unique européen qui impose les fameuses "quatre libertés" sur le marché unique (France: 1987):  les capitaux circulent actuellement librement ou presque dans toute l'union européenne (ˆ l'exception de certains secteurs dits "stratégiques" pour lesquels un délai plus long est nécessaire).  Mais ce phénomène n'est pas propre ˆ l'Europe: le Japon, Hong Kong et Singapour assouplissent leur politique en la matière entre la fin des années 1980 et le début de la décennie 1990. Ces deux vagues de fond ont des répercussions consubstantielles sur la notion même de puissance: le phénomène marquant de ces dernières années est en effet la perte du monopole de la puissance par les ƒtats. Avec la fin de l'antagonisme Est-Ouest, de nouveaux acteurs non-étatiques émergent sur la scène internationale et supplantent les ƒtats dans tout ou partie de leurs prérogatives de puissance. Comment analyser cette dynamique? Quelles sont ces acteurs? Peut-on encore parler de grandes puissances ˆ l'heure actuelle?
Nous avons jusque lˆ montré que les hiérarchies de puissance pouvaient subir des changements internes: l'ordre change mais les acteurs restent les mêmes. Or c'est ce dernier point qui ne s'avère plus vérifié. Ce qui caractérise cette période de la fin du 20ème siècle sur le plan géopolitique, c'est la déconcentration de la puissance. L'apanage des ƒtats sur la puissance est mis ˆ mal "par le haut" avec l'affirmation des instances internationales et "par le bas" avec l'émergence d'acteurs infra-étatiques ou transnationaux qui s'imposent peu ˆ peu comme les véritables détenteurs de la puissance d'aujourd'hui. C'est la thèse de l'école de l'interdépendance, et notamment de J. Nye, qui montre en effet que la puissance s'est diffusée sous l'effet de cinq grandes tendances: la mondialisation de l'économie; l'émergence et l'affirmation d'acteurs transnationaux; le développement du nationalisme dans les ƒtats faibles; l'expansion de la technologie et la modification des grands enjeux de la politique internationales. Par conséquent, le paradigme aronien qui conçoit les relations internationales comme des relations exclusivement inter-étatiques semble dépassé: l'Etat ne peut plus prétendre au monopole de l'existence et de la représentation au niveau international. Par conséquent, la puissance se diffuse et devient donc moins physique.
Avec la fin de la guerre froide, on assiste ˆ une recomposition fondamentale des relations internationales. De cette mutation ressort une volonté des grandes puissances de créer une sorte de nouveau concert des nations. Dans son discours du 9 novembre 1990, en pleine crise du Golfe, le président Bush déclarait: "Un nouvel ordre mondial peut émerger de ces temps troublés, une nouvelle ère, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la recherche de la paix". Propos de circonstances? Sans doute en partie. Mais énoncé aussi d'un projet de plus long terme. Il s'agissait de substituer ˆ l'ordre antagoniste Est-Ouest révolu, un ordre coopératif fondé sur l'acceptation d'un ensemble de règles et de valeurs communes. Dès lors, si la capacité militaire et le potentiel économique déterminent toujours en gros le rang de puissance, l'usage de la force pour répondre à des menaces autres que militaires devient de moins en moins envisageable.
Des organisations internationales qui régissent les rapports de puissance: nous vivons dans une ère où le juridique tente de prendre le pas sur l'hégémonique. Dans le domaine économique, l'influence du FMI est très importante: ses prêts sont souvent subordonnés ˆ un droit de regard sur la politique économique des ƒtats bénéficiaires - une OIG peut donc prendre le pas sur un gouvernement. Dans le domaine stratégique, le Conseil de sécurité est plus que jamais le locus décisionnel. Même si la force armée reste l'apanage des ƒtats, celle-ci semble aujourd'hui régie par des grands principes moraux universels tels que le droit d'ingérence ou la promotion de la démocratie. Parallèlement ˆ la morale, le droit fait véritablement son apparition sur la scène internationale: avec l'éclatement de la structure bipolaire et l'affirmation grandissante de nombreux ƒtats, le droit appara”t aujourd'hui comme étant le seul moyen d'orchestrer toutes ces revendications de puissance. Ceci étant, le droit ne domine pas encore les relations internationales: il se développe (un traité de non-prolifération nucléaire n'aurait pas été pensable il y a encore une dizaine d'années...), encadre la puissance mais ne la supplante pas entièrement. Il est donc encore nécessaire d'être puissant pour exister au plan international.
Quels sont les enseignements ˆ tirer de l'affirmation du droit international? Le développement du droit au plan mondial a pour principale conséquence de limiter les différentiels de puissance et leurs répercussions néfastes en termes d'équité. En ce sens, le droit s'oppose ˆ la puissance et particulièrement ˆ la primauté des grandes puissances. Cependant, sur la scène internationale, la règle de droit est encore subordonnée ˆ celle de la puissance - ˆ l'exception peut-être du cas très spécial de l'Union européenne. En outre, l'élaboration de la règle de droit est souvent déterminée par des rapports de force: les traités sur la réduction du format des forces sont surtout l'oeuvre des grandes puissances militaires. Quant ˆ la réticence actuelle des pays du Sud ˆ l'égard du droit d'ingérence, elle s'explique principalement par la non-réciprocité de ce droit dans la pratique: en effet, il sera toujours plus facile de s'ingérer dans les affaires d'un pays faible que dans celles d'une superpuissance.
Il demeure cependant que le "juridisme" est une dynamique importante de cette fin de siècle et qu'avec elle se développe les prérogatives réelles des organisations internationales qui encadrent, à défaut de contr™ler, les puissances. Mêmes si elle émane des Etats-membres, l'Union européenne prend souvent des décisions ˆ la majorité qualifiée, ce qui implique une délégation de pouvoir et donc de puissance de l'Etat ˆ un échelon supranational. Quant aux autres OIG, plus intergouvernementales, elles reflètent la volonté de chacun de ses membres mais permettent aussi la confrontation d'idées et surtout l'approbation de facto que certaines décisions ne peuvent être prises qu'en commun: chacun dispose d'un droit de veto mais nul ne peut seul imposer ses vues (Conseil de sécurité).  Or si ces dispositions institutionnelles existaient bien avant la fin de la guerre froide, il semblerait que le tournant de 1989 ait véritablement permis leur bon fonctionnement: durant la guerre froide, les tensions et menaces entre les deux blocs ne souffraient aucune règle de droit. Aujourd'hui, les grands semblent accepter cette nouvelle organisation de la scène mondiale (Bosnie, Soudan...)  Ainsi, dans le système international actuel caractérisé par une grande instabilité engendrée par l'émergence du polycentrisme et de l'affirmation de puissances militaires locales, il n'est pas évident qu'un seul acteur puisse imposer la paix (paix par l'empire).  Cela vaut aussi pour les ƒtats-Unis qui ont dû avoir recours au financement de ses alliés durant la guerre du Golfe: on s'oriente donc vers une logique de coalition et de coopération. De l'hégémonie des oligarques mondiaux, le monde est en train de passer - dans le meilleur des cas - ˆ la société juridique; durant la transition cependant, force est de constater l'éparpillement de la puissance car le droit ne peut dès ˆ présent proposer un modèle stratégique aussi cohérent que celui du "tout ˆ l'Etat"
En outre, on a récemment pu constater l'avènement d'une ère radicalement nouvelle, celle d'un monde en voie d'intégration économique rapide où les Etats-nations n'ont plus les moyens de leur souveraineté; un monde constitué de réseaux trans-nationaux où tout est mobile, les capitaux, les entreprises, les technologies, les hommes...

 

B- Emergence de nouveaux acteurs incontournables à la redéfinition de la puissance
Dans ce contexte de globalisation, des acteurs non-étatiques, dotés d'une autorité et de moyens d'action ne procédant pas de la légitimité étatique, ont émergé: organisations internationales, souvent dans la nébuleuse onusienne, entreprises transnationales, milieux de la drogue et de la mafia. Le système international est donc devenu profondément hétérogène: il dépend non plus des ƒtats mais des acteurs tels que les définissent J. Nye et R. Keohane, c'est-ˆ-dire ceux dont les décisions affectent les ressources et valeurs et dont l'action les uns sur les autres s'exerce par delˆ les frontières. Il existe par conséquent des ƒtats qui ne sont pas des acteurs: en effet, ceux qui ne font partie ni des grands sommets mondiaux, ni du Conseil de Sécurité, ni du G7, ni du conseil d'administration du FMI... n'existent presque pas sur la scène internationale en tant que participant actif. Il est donc difficile actuellement de se représenter le système géopolitique mondial tant sa composition s'est complexifiée. Il existe toutefois un point commun entre tous ces acteurs disparates: la puissance. En effet, si ces différents acteurs existent sur la scène internationale, c'est qu'ils sont par différents moyens capables de peser sur le cours des événements. La puissance demeure donc la condition sine qua non pour exister au plan international (cf. infra),  mais elle n'est plus la propriété exclusive des Etats.
Or, dans ce monde où l'interdépendance va croissant, il s'agit moins pour les acteurs de développer une puissance militaire ou hégémonique qu'une influence qui incite les autres ˆ prendre des décisions compatibles avec leurs intérêts: c'est ce que Nye résume dans son concept de "soft power"(13).  L'influence, le prestige, l'attrait idéologique ou la communication acquièrent une importance grandissante. La puissance n'est plus véritablement faite par la possession - qui, certes, y contribue encore - mais par la capacité de contr™le des réseaux de flux. Il est essentiel de tenir les flux (de marchandises, de personnes, de services, d'informations...) ou plut™t leur points de rencontre, leurs carrefours. Or, en cette fin du 0ème siècle, l'amplification et la mobilité des flux, leur rapidité ˆ pénétrer ou ˆ contourner les barrières font que la puissance ne cesse de se déplacer, appartenant provisoirement ˆ ceux qui occupent les bons croisements13. On vit donc actuellement une ère de l'influence sans puissance, c'est-ˆ-dire une époque où la puissance des acteurs se mesure ˆ leur capacité d'affecter le comportement des autres sans volontarisme ni hostilité. On est ici très proche de la théorie économique des "effets de domination" de F. Perroux. Selon cette thèse, seuls quelques acteurs déterminent les règles de l'économie politique mondiale et délimitent la marge de manoeuvre de tous les autres. Concrètement, cette nouvelle forme de la puissance peut se traduire par une aide financière accordée en contrepartie d'avantages économiques et stratégiques (cf. l'attitude américaine ˆ l'égard de la Chine suite ˆ son attitude conciliante au Conseil de Sécurité durant la guerre du Golfe). Ainsi, il appara”trait terriblement réducteur d'appréhender la puissance de l'après guerre froide sous l'angle unique de l'action diplomatico-stratégique (15).
La thèse de l'interdépendance est très proche de celle de la puissance structurelle développée par Susan Strange (17) en ce qu'elles prennent toutes deux comme point de départ la diffusion de la puissance. La "puissance structurelle" est cette capacité de déterminer la façon dont seront satisfaits les quatre besoins de base d'une économie moderne: sécurité, savoir, production et finances. Tous ces objectifs relèvent du système plus que des relations inter-étatiques en elles-mêmes. L'internationalisation aurait donc cassé les liens qui existaient entre puissance et territoire, et par conséquent engendré la création d'un vaste empire trans-national. Parmi les fondements de la puissance structurelle, on trouve le savoir et la production industrielle. Pour S. Strange, l'industrie et la technologie sont les deux principales armes de guerre économique et constituent le socle de la souveraineté politique d'une nation. La puissance technologique est en effet le prolongement de la puissance économique et commerciale: la capacité de créer, de produire et d'assimiler de nouvelles technologiques est un facteur de développement qui concourt directement ˆ la puissance. Le niveau technologique est fonction des orientations militaires, de la puissance politique et du rayonnement culturel. C'est le véritable déclic de puissance; or cette combinaison industrie-technologie semble échapper aux ƒtats au profit des entreprises; ces entreprises investissent partout dans le monde et passent donc outre les contraintes territoriales étatiques. La puissance structurelle semble dès lors être anonyme: "on est soumis ˆ des forces que l'on n'identifie pas; des alliances stratégiques, industrielles et commerciales se nouent et dessinent les nouvelles cartes du développement comme autrefois les ƒtats dessinaient la géopolitique".
Il apparaît donc que la puissance est un concept dont l'acception a bien évolué depuis quelques années. De l'aptitude d'un état à imposer sa volonté aux autres en ayant recours ˆ la force si nécessaire, la théorie des relations internationales a abouti ˆ une conception radicalement différente. Le monopole étatique sur la puissance a éclaté, laissant place ˆ une kyrielle d'acteurs plus ou moins clairement définis. Comme le dit B. Badie, "le monde ne s'organise plus autour de blocs, de camps, mais de la compétition technico-économique: il n'y a plus de puissance ˆ part, mais des concurrents disposant de plus ou moins d'atouts"(18).
Ainsi, la puissance est devenue une aptitude ˆ transformer des ressources de moins en moins brutes en capacités d'orienter des décisions collectives. La primauté internationale appara”t comme étant cette faculté de persuasion au sein d'un système relationnel. Or ceci ne va pas de soi, car la coopération entre acteurs n'est pas évidente. En effet, la fin de la guerre froide n'a pas fin mis ˆ tous les problèmes mondiaux, loin s'en faut. L'antagonisme entre libéralisme et communisme n'a jamais été l'unique cause de conflit international; en outre, la chute du communisme ne signifie nullement la fin des idéologies. Un conflit s'est donc éteint, mais d'autres, passés sous silence durant la guerre froide, se réveillent (conflits ethniques).  On comprend donc que la puissance hégémonique ne soit plus possible dans ce système international où l'interdépendance va croissant, sans pour autant être accompagnée de l'émergence d'une position commune des acteurs.
En outre, la puissance des ƒtats étant actuellement "rongée" par les OIG d'une part et, d'autre part sérieusement amputée par les firmes trans-nationales, l'essentiel de la puissance semble appartenir aujourd'hui ˆ des acteurs souvent anonymes, ce qui engendre bien des fantasmes. Les ƒtats concurrents s'accusent mutuellement de tous les maux et infamies, sans comprendre que la source de leurs problèmes provient désormais d'acteurs souvent impalpables qui les dépassent largement. Qui plus est, la puissance varie avec la représentation qu'on
peut s'en faire car elle est fluide et par conséquent difficile ˆ quantifier. La puissance devient subjective voire irrationnelle; elle dépend de l'image que l'on a de soi, de l'image d'autrui, du monde et de ses menaces; elle dépend aussi de l'image que l'on a de l'idée que les autres ont de soi et d'eux-mêmes. Par conséquent, la puissance est plus diffuse et incertaine que jamais. "Omniprésente mais insaisissable, la puissance ne se prête pas aux paradigmes". Est-il donc bien raisonnable penser le monde en termes de puissance alors que la théorie montre ses limites? Si oui, alors il conviendrait de dire qu'une grande puissance ˆ l'heure actuelle est un acteur non exclusivement étatique qui peut influencer tout ou partie du système international dans le sens de ses intérêts et ce de façon plus marquée qu'il ne doit lui même se plier ˆ des exigences extérieures. En d'autres termes, le plus puissant des acteurs est celui qui est le moins vulnérable, c'est-ˆ-dire celui qui peut consentir des concessions au moindre coût, mais il n'est pas omnipotent pour autant. Il ne peut donc exister qu'un leadership légitime qui se traduise dans les faits par une aptitude ˆ assurer la cohésion de l'ordre mondial. C'est sans doute ainsi qu'il conviendrait aujourd'hui de discerner quelles sont les grandes puissances mondiales. Concrètement, seuls les ƒtats-Unis apparaissent ˆ même de remplir complètement cette mission. Cependant, on peut véritablement se demander si la puissance correspond encore ˆ un désir des Américains. De manière plus générale, l'impérialisme américain n'a-t-il pas vécu pour laisser place une volonté de "cocooning stratégique"? En effet, des deux superpuissances qui ont lutté pour la suprématie depuis 1945, l'une a implosé, l'autre est épuisée. Le leitmotiv actuel de la Maison Blanche n'est-il pas le fameux "America first"? Cette tendance rend bien compte du fait que les ƒtats-Unis sont las de porter le fardeau de la puissance, car l'investissement stratégique extérieur est désormais perçu comme une atteinte ˆ la prospérité et non plus comme une nécessité impérieuse face au danger communiste. Un sondage commandé part la cha”ne de télévision ABC (octobre 1993) proposait un choix entre les deux affirmations suivantes:
 1) Parce que les ƒtats-Unis sont le pays le plus fort et le plus riche, ils ont la responsabilité de prendre le r™le de leader des affaires du monde.
 2) Parce que les ƒtats-Unis ont des ressources limitées et des problèmes intérieurs, ils doivent réduire leur implication dans les affaires mondiales. 22% des Américains choisissent la première affirmation contre 74% la seconde. Comment les ƒtats-Unis pourraient-ils jouer leur r™le de "super-grand" alors que les Américains eux-mêmes ne semblent plus le souhaiter et que les ƒtats-Unis ont perdu leur image impérieuse d'invulnérabilité. N'ont-ils pas dû demander ˆ leurs alliés de financer l'opération "Tempête du Désert"? Ne se sont-ils pas retirés "précipitamment" de Somalie? En outre, la suprématie américaine est aujourd'hui largement contestée car on trouve, ˆ-c™té du "géant américain", une foultitude d'acteurs influents: le Japon, les "Grands d'Europe", l'Union européenne - la Chine? - mais aussi Coca-Cola, Microsoft voire même George Soros! Que peut-on donc conclure de cette analyse? Y aurait-il une superpuissance américaine et une multitude de grandes puissances? Une grande puissance et plusieurs puissances moyennes? Certains tablent même sur une disparition de la puissance, laissant place ˆ une sorte d'anarchie généralisée parsemée de conflits locaux dont les riches se croiraient protégés - illusion dramatique ˆ l'heure où le monde est caractérisé par le transnationalisme et la mobilité des idées, des hommes et des capitaux.

 

Conclusion

La puissance est une aptitude, une capacité ˆ influencer; voici en substance ce que l'on sait d'elle. Dès lors, chercher ˆ distinguer des grandes puissances dans le monde d'aujourd'hui semble être devenu un exercice stérile tant le niveau d'abstraction requis est considérable. L'internationaliste ne devrait-il pas humblement accepter de décliner sa compétence et cesser de théoriser ce concept sans cesse plus imprécis?

BIBLIOGRAPHIE

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2 - BONIFACE, Pascal, La Puissance Internationale, ed, PUF, Paris, 1994
BADIE, Bertrand, SMOUTS, Marie-Claude, Le Bouleversement du Monde, ed, Seuil, Paris, 1995
3 - KENNEDY, Paul, The Rise and Fall of Great Powers, ed, Vintage Books, NY, 1987
4 - LAMOUREUX, Claude, De l'arme économique, Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, Paris, 1987
5 - NYE, Joseph, Bound to Lead, The Changing Nature of American Power, Wall street journal editions, NY, 1990
6 - LELLOUCHE, Pierre, Le Nouveau Monde, ed, Grasset;Paris, 1992
7 - MOREAU DEFARGES, Philippe, Les Grands Concepts des Relations Internationales, ed, Hachette, Paris 1994
8 - STRANGE, Susan, Toward a Theory of Transnational Empire, ed, Lexington Books, Lexington, 1989

 

Périodiques:

1 - H Kessinger, C, Vance, Bipartisan objectives for american foreign policy, in, Foreign Policy, summer 1992
2 - C Layne, The unipolar illusion, in, International Security, spring, 1993
3 - S Huntington, Why international primacy matters, in, International security, spring 1993
4 - J Nye, in, Foreign Policy, Autumn 1990, N, 80

1R. Aron, Paix et guerre entre les nations, 1962
2 P. Boniface, La puissance internationale, 1994
3P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, 1989
4H. Kissinger et C. Vance, "Bipartisan objectives for American foreign policy", Foreign Policy, été 1988.
5C. Lamoureux, De l'arme économique, 1987
6Ibid.
7J. Nye, Bound to lead - the changing nature of American power, 1990
8P. Boniface, La puissance internationale, 1994
9C. Layne, "The unipolar illusion" "Why new great powers will rise", International security, Printemps 1993
10P. Kennedy, "Rise and fall of the great powers", 1989
11P. Lellouche, Le Nouveau Monde
12S. Huntigton, "Why international primacy matters", International security, printemps 1993
13J. Nye, Soft Power, in Foreign Policy (Automne 1990, n! 80)

14P. Moreau-Defarges, Les grands concept des relations internationales, 1994
15J. Nye, Bound to lead
16Sommes-nous cependant si loin de l'analyse aronienne? Rien n'empêche d'avoir une interprétation plus large du paradigme aronien et peut-être, finalement, plus conforme ˆ l'esprit dans lequel Aron a voulu conceptualiser les moyens de la puissance.En fait, la démarche de Joesph Nye appara”t en conformité fondamentale avec le fond de l'analyse de Aron qui voit dans la puissance "un potentiel de commandement, de contrainte et d'influence".
17Susan Strange, Toward a theory of transnational empire, 1989
18B. Badie, M-C. Smouts, Le bouleversement du monde, 1995